Népal, Chronique de la plus jeune République du Monde, entre révolution et recherche d'unité nationale

Publié le par Gauche Unitaire 82

Par Renaud CHENU

 

Le Parlement népalais a échoué le 5 novembre dernier, pour la cinquième fois, à élire un nouveau Premier ministre, suscitant une mise en garde du président de cette petite République himalayenne contre une crise de la démocratie après plus de quatre mois de vacance du pouvoir. Le Népal n'a plus de gouvernement depuis le mois de juin dernier lorsque l'ancien Premier ministre Madhav Kumar Nepal avait démissionné sous la pression du parti d'opposition maoïste. Depuis, les dirigeants des principaux partis n'ont pas réussi à trouver un accord pour mettre en place un gouvernement de coalition. Se situant parmi les pays les plus pauvre et exsangue de la planète, le Népal, 28 millions d'habitants coincés entre les deux géants de l'Asie, l'Inde et la Chine, n'en finit pas de s'enfoncer dans l'impasse politique. Le miracle ? La guerre civile qui l'a ravagé pendant des années n'a pas repris. La raison semble l'emporter et les factions qui se disputent le pouvoir gardent l'arme au pied. Chronique de la plus jeune République du monde. 

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« Je démissionne avec effet immédiat, pour favoriser un consensus politique. » Sous la pression maoïste, le Premier ministre Madhav Kumar Nepal, issu du PCN-MLU (Parti Communiste du Népal Marxiste Léniniste Unifié, pro-chinois) a annoncé sa démission le 30 juin. Le parti maoïste, qui détient 40 % des sièges au Parlement, a aussitôt annoncé sa volonté de constituer un gouvernement d'unité nationale et d'en prendre les rênes. Le Parti Du Congrès (19% des sièges, proche de l'Inde) revendique également la direction du gouvernement. Trois ans après la fin de la guerre civile et un an après avoir claqué la porte du gouvernement, les maoïstes manœuvraient depuis plusieurs semaines pour revenir au pouvoir. Retour sur la jeune histoire d'une révolution en cours.

 

 

 

Prémisses d'une Révolution

 

 

 

28 mai 2008. Sur le toit du monde, une assemblée constituante abolit une monarchie. Exit le monarque, vive la nouvelle République népalaise. Mais que s'est-il passé, si loin, si haut, de si exceptionnel pour que le commun n'en entende jamais parler, ou presque ? Dans ce pays de vingt neuf millions d'habitants, perché sur les contreforts de l'Hymalaya et coincé entre la Chine et l'Inde, se déroule pourtant une grande aventure politique : une Révolution, pleine de rebondissements et de contradictions. Népal, ces peuples au revenu annuel moyen de 340 dollars, qui changèrent le monde ? On en est loin, mais l'appel en 2009 du principal parti népalais à constituer d'urgence une cinquième internationale traduit la perspective mondiale et permanente que ses acteurs veulent donner à leur révolution. Ce 28 mai 2010, le mandat de l'assemblée constituante arrivait à son terme sans qu'aucune constitution ne fut écrite. Elle se reconduisit donc tout en n'arrivant pas à surmonter ses contradictions qui se résument en deux orientations antagonistes : République bourgeoise ou populaire ? Depuis, la situation politique est très floue et l'incertitude demeure sur le devenir de cette jeune République et des choix qui vont être les siens pour l'avenir du pays. Retour sur cette folle histoire qui fera date dans celle, plus grande, de l'émancipation des peuples.

 

 

 

Janan Adolan

 

 

 

Le Népal contemporain est loin de la Kathmandou envahie par les hippies du monde entier lorsque le pays s'ouvrit pour la première fois au monde extérieur en 1951. Le haschich n'y est plus en vente libre et vous y croiserez d'avantage de globe-trotters sportifs en mal de trek que des beatniks à la recherche du paradis perdu. Sans revenir sur son histoire politique tumultueuse, notons que la révolution en cours trouve son origine dans la réforme démocratique de 1990 qui transforma la vielle monarchie en monarchie constitutionnelle. La réforme agraire promise n'eut pas lieu sous la pression des grands propriétaires féodaux et la masse des paysans pauvres se révolta. Ils appliquèrent donc eux-mêmes leur propre réforme agraire, confisquant les terres, contrôlant les prix et l'approvisionnement. Ce fut la première Janan Adolan (guerre du peuple) réprimée dans le sang par une armée contrôlée par la vieille caste des officiers, largement noyautée, formée et supervisée par New Delhi. Beaucoup des dirigeants de ce mouvement furent éliminés et il fallut attendre 1996 pour qu'il reprenne du poil de la bête.

 

 

 

Guerre Civile

 

 

 

C'est le 12 février 1996 qu'est lancée la seconde Janan Adolan. Une insurrection d'inspiration maoïste menée par le PCN-M (Parti Communiste du Népal-Maoïste) dont l'objectif est l’abolition de la monarchie et l’instauration d’un régime communiste qui s'exprimera à travers une « démocratie populaire ». Elle est dirigée par le charismatique Pushpa Kamal Dahal (connu sous le nom de guerre de Prachanda) et le Dr. Baburam Bhattarai, idéologue du mouvement maoïste. Rapidement, cinq districts tombent sous leur contrôle, Rolpa, Rukum, Jajarkot et Gorkha et Sindhuli. Les maoïstes proclament alors un « gouvernement du peuple » temporaire afin de remplacer les bureaux locaux de l'administration. Véritable guerre civile, les deux camps s'accusent mutuellement des pires atrocités. La guerre civile fera près de 13 000 morts et accélèrera la décomposition d'un régime monarchique aux abois.

 

 

 

Au paroxysme de cette période où le pouvoir royal s'isole de plus en plus dans ses retranchements, le Palais royal est le théâtre d'une scène d'épouvante digne de la décadence du Bas-Empire Romain. Selon la version officielle, le prince héritier Dipendra, mort saoul et le nez plein de cocaïne, massacre 10 membres de sa famille au cours d'un dîner. Le roi Birenda et la reine Aiswara y passent avec leurs autres enfants avant que Dipendra ne retourne son arme contre lui-même. La réalité semblerait être toute autre. Ce serait en fait Gyanendra, le propre frère de Birendra, opportunément absent à ce dîner, qui aurait commandité ce massacre avec son fils Paras pour s'emparer du trône, ce qu'il fit. Le parlement est dissout en 2002, le premier ministre Sher Bahadur Deuba viré puis rappelé le 1er juin 2004, à nouveau limogé le 1er février 2005 et assigné à résidence. Gyanendra s'arroge alors les pleins pouvoirs. L'état d'urgence est proclamé pour les 3 ans à venir au nom de la lutte contre la corruption et la guérilla maoïste. Les droits fondamentaux sont suspendus, les médias muselés ou fermés tandis que des centaines d'opposants sont arrêtés ou liquidés.

 

 

 

Abolition de la monarchie et constitution d'un gouvernement d'union nationale

 

 

 

C'est dans ce contexte que les partis d'opposition déclenchent le 6 avril 2006 une grève générale illimitée qui balayera la monarchie. Le 24 avril, le roi, ne contrôlant plus rien, rétablit le parlement dissout en 2002 et un nouveau gouvernement est formé.

 

Le PCN-M signe alors un accord de paix avec le nouveau gouvernement, dans le but de former un gouvernement d'union nationale. A cette date, la fin de la « lutte armée » est dénoncée par beaucoup des groupes maoïstes dans le monde qui n'avaient quand à eux ni armée ni territoires et pour qui le Népal passait pour la dernière terre promise.

 

Le programme du PCN-M était conforme à la théorie maoïste de la « nouvelle démocratie », issue de la conception stalinienne de la « révolution par étape » : la révolution népalaise était censée être une révolution bourgeoise. Mais la détermination de sa base populaire et certainement aussi la conviction de la majeure partie de son appareil dirigeant était de mener celle-ci fermement et réellement : accès des paysans à la petite propriété foncière, construction de routes, écoles et centrales électriques, égalité civique, égalité hommes-femmes, émancipation des dalits (intouchables), laïcité de l'État, fin des privilèges des clergés hindouistes, autonomie des minorités nationales, élection d'une assemblée constituante et abolition de la monarchie. Programme dont la réalisation avait bel et bien commencé, avec l'expulsion du pouvoir royal. Baburam Bhattarai déclarait alors : « Le Népal voit poindre une aube dorée. Nous avons déjà fini d'arracher les racines du féodalisme : l'institution monarchique vieille de 60 ans est abolie. Sous la direction de Prachanda, le grand programme du nouveau gouvernement sera l'unité nationale, le républicanisme et la transformation socio-économique. »

 

Ayant remporté 40% des voix à l'assemblée constituante, le PCN-M propose et obtient un gouvernement de coalition. Dans cette assemblée, les autres partis sont le Congrès, projection du vieux parti indien du même nom, le PCN-MLU qui est le parti pro-chinois « orthodoxe » tout à fait hostile aux faits et gestes du PCN-M, et que la documentation touristique de l'ambassade de France classe au « centre-gauche », ainsi que des partis régionaux. Le Congrès refuse la coalition que lui propose Prachanda : il n'a pas confiance dans les combattants paysans et ne croit pas que leur intégration dans l'armée régulière, signée par Prachanda, puisse se faire sans heurts graves. Il attend son heure.

 

 

 

De l'impossible coalition à la transformation du PCN-M

 

 

 

Entre ces différentes composantes aux programmes sociaux antagonistes, la lune de miel ne fut que de courte durée et la coalition où Prachanda occupait le poste de Ministre des finances éclata en mai 2009. Faisant le bilan de cet échec et de l'impasse dans laquelle se trouvait et se trouve encore son parti, Baburam Bhattarai, actuellement numéro deux du Parti en même temps que son théoricien en chef, écrivait en juillet 2009 dans L' Étincelle rouge, l'organe théorique du PCN-M :

 

« Aujourd’hui, la globalisation du capitalisme impérialiste est beaucoup plus importante qu’à l’époque de la Révolution d’Octobre. Le développement des technologies de l’information a transformé le monde en un village global. Cependant, du fait du développement inégal inhérent au capitalisme impérialiste, il existe de grandes inégalités entre les différentes nations. Dans ce contexte, il y a toujours quelques possibilités d’une révolution dans un seul pays, à l’instar de la Révolution d’Octobre. Cependant, pour qu’une révolution perdure, nous aurons besoin d’une vague révolutionnaire qui balaye, sinon le monde entier, du moins toute une région -autrement dit, plusieurs pays. Dès lors, les marxistes révolutionnaires devraient reconnaître que dans le contexte actuel, le Trotskysme est devenu plus pertinent que le Stalinisme, pour faire avancer la cause de la classe ouvrière.»

 

 

 

Il n'y eut pas de rencontre entre le Ministre des finances Prachanda et Christine Lagarde à l'époque, mais il est a gagé qu'elle eut été plutôt comique quand on lit ces lignes. Quoiqu'il en soit, cette déclaration ne manque pas de sel. Ce revirement théorique, qui s'inscrit dans un appel plus large à la constitution d'une cinquième internationale, comme le souhaite le président Hugo Chavez, donne de nouvelles perspectives à cette révolution en cours tout en en signifiant les limites. En effet, Prachanda déclarait en 2008 que la révolution « démocratique bourgeoise » au Népal allait faire de ce pays une « Suisse de l'Asie », pont entre la Chine et l'Inde, faisant écho au discours du vice-président bolivien Garcia Linera sur le « capitalisme andin ».

 

 

 

Prachanda a donc commencé par jouer le jeu de l'union nationale et dans ce cadre de l'acceptation de l'ingérence indienne permanente aussi bien que de l'établissement de relations avec le voisin chinois au compte duquel l'émigration tibétaine est réprimée suite aux affrontements opposant le peuple tibétain au régime chinois courant 2008 : c'est la politique d'alliance avec la bourgeoisie qui pourrait rapprocher le PCN-M du régime chinois actuel dirigé par le PCC (Parti Capitaliste Chinois). Mais Prachanda n'a pas accepté les exigences de l'armée qui voulait dissoudre les milices du PCN-M dans l'armée régulière (toujours contrôlée par la vieille caste des officiers supervisés par New Delhi, comme nous l'avons dit plus haut). C'eût été la fin du PCN-M. Est-ce d'ailleurs Prachanda qui n'a pas accepté ou la masse des combattants du peuple ? La question se pose car il avait signé le principe de l'intégration à l'armée régulière conduisant à la dissolution des milices populaires. La coalition entre ce parti d'essence prolétarienne et paysanne avec la bourgeoisie s'est donc rompue sur la question de l'armée après une tentative vaine de destituer le chef d'état-major.

 

Tel est le contexte dans lequel Bhattarai écrit dans la revue théorique du PCN-M que le « Trotskysme » est devenu plus pertinent que le « Stalinisme » pour faire la révolution, parce que la révolution dans le seul Népal, pris entre Inde et Chine, s'avère impossible.

 

 

 

Il est difficile de dire si cette déclaration visait à appuyer une politique révolutionnaire où à justifier un replis stratégique. Mais le simple fait que le tabou sur l'emploi du terme « trotskysme » ait été brisé traduit la vivacité du débat au sein du PCN-N, dont le dogme était jusqu'à présent dominé par les fondamentaux staliniens et maoïstes. Par ailleurs, ne voulant fermer aucune porte à l'avenir pour une futur coalition, Prachanda n'a pas fait barrage à l'installation d'une nouvelle coalition dominée par le PCN-MLU pro-chinois. Il a fait s'abstenir ses députés à l'assemblée constituante lors de son investiture, marquant ainsi sa volonté de revenir à la politique de coalition.

 

 

 

Le PCN-M dans l'opposition

 

 

 

Dans l'opposition, Prachanda et la direction du PCN-M ont tenté de maintenir depuis une politique orientée vers la coalition et le compromis, en mobilisant peu à peu pour que « les accords soient respectés » (ceux de 2008) et que la formation d'une armée unifiée puisse se faire dans de bonnes conditions, sous l'égide de l'UNMIN (Missions des Nations Unies au Népal). L'orientation de sauvetage de la république démocratique bourgeoise n'est donc pas abandonnée.

 

 

 

Mais la pression de la base et les rebuffades des militaires ont continué à durcir les oppositions sociales fondamentales. Début mai 2010 le PCN-M a réalisé une semaine de grève générale, et l'objectif affiché est devenu la formation d'un gouvernement dirigé par lui, ce qui serait conforme au choix des urnes. De fait, le PCN-M n'a pas renoncé à prendre le pouvoir en s'appuyant sur sa force armée, sur la grève générale et sur son poids électoral. C'est là une politique qu'aucun parti maoïste ni stalinien n'a jamais mis en oeuvre et qui éclaire sur sa nature. D'organisation menant une guérilla, cette force sociale, militaire et politique, dans le cadre la république nouvelle, ne renonce pas à la démocratie au nom de laquelle elle a pris le maquis. Ce n'était pas évident au départ quand on connaît les errances auxquelles ont conduit ce type d'expérience. Sa victoire serait celle du prolétariat népalais, et retentirait dans la région. Qu'en ferait-il ? Dans son article dans L' Étincelle rouge, Bhattarai remet en cause le respect du statu quo dans la région, avec l'Inde forcément, implicitement avec la Chine aussi. C'est un premier pas. Le second serait, si le PCN-M revient au pouvoir, de ne pas reconstituer de coalition et d'appeler paysans et ouvriers à être eux-mêmes la « force publique », le pouvoir d'État, en démantelant l'armée régulière -dont les soldats pourraient intégrer les milices au lieu du contraire.

 

 

 

Dans cette optique, le bureau politique du PCN-M a décidé fin juin de ressusciter ses « gouvernements populaires » de l'époque de la guérilla aux niveaux central et local. Prachanda a affirmé que le Parti avait pris cette décision en raison de l'augmentation rapide de cas de corruption, d'inflation et de faibles conditions de sécurité. Cette décision arrive au moment où les secrétaires des Comités de Développement de Village (organes locaux du pouvoir d'État) démissionnent en masse dans plusieurs districts, citant des menaces sécuritaires trop importantes pour pouvoir exercer leurs fonctions. Le PCN-M va par ailleurs débattre lors de son prochain plenum étendu du Comité Central en septembre 2010 de la mise en place d'une nouvelle stratégie de Front-Uni rassemblant les forces nationalistes, républicaines et révolutionnaires afin de redonner de l'élan à la lutte pour l'indépendance nationale.

 

 

 

Il n'y a rien d'exotique dans cette histoire. Le fond de vérité sur une éventuelle « Suisse de l'Asie » se trouve dans le fait que le Népal est au croisement de deux géants de l'Asie. Toutes les questions clef de la lutte pour la démocratie sont posées au Népal. Elles le sont beaucoup plus maintenant qu'à chacun des moments précédents. Deux Népal, deux armées aguerries qui gardent pour l'instant les armes au pied, une situation sociale encore très explosive et une nouvelle coalition à construire après la démission de Madhav Kumar Nepal. Nous en sommes là, à suivre. Cette passionnante révolution n'en est qu'à ses débuts.

Publié dans INTERNATIONAL

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